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L’obsession du voile

Chaque fois que l’islam évolue dans un sens guerrier, la femme disparaît de l’espace public

Mais la lutte contre le voile doit s’inscrire dans le combat pour la liberté et l’égalité, et non dans la laïcité pervertie par les dictatures.

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En janvier 2016, le site du mouvement islamique [en Syrie] Ahrar Al-Cham a posté la photo d’une pancarte sur laquelle on peut lire : “Ton hidjab, ma sœur, m’est plus cher que mon sang. Ô sœur, avec ton khimar [voile couvrant le visage], tu es une perle cachée”.

Le contrôle des corps, surtout celui du corps féminin, est l’un des champs de bataille préféré de l’islamisme guerrier qui s’est répandu en Syrie. Cet islamisme est autant occupé à se battre contre le régime de Bachar El-Assad qu’à établir son emprise sur la vie quotidienne des habitants. Car l’action militaire et le contrôle social sont ses deux faces indissociablement liées.

La même pancarte donne également des précisions sur l’“habit légal” [conforme à la charia] : les femmes doivent porter des vêtements “longs et entièrement couvrants, amples sans révéler les formes, d’une couleur qui n’attire pas l’œil”. Sur la photo, la pancarte est fixée au mur par deux jeunes hommes barbus. On aurait du mal à imaginer deux jeunes femmes le faire à leur place.

Jusqu’à un passé récent, quand on parlait de hidjab [voile], on parlait du fait de se couvrir la tête. Ce que les femmes ont fait de plus en plus depuis la fin des années 1970, aussi bien parmi les sunnites que parmi les chiites. Cela s’explique en partie, du côté des chiites, par la révolution islamique en Iran [en 1979] et, du côté des sunnites, par la montée de l’islam politique.

Même dans les classes moyennes

Cet essor de l’islam politique a balayé toute autre forme de contestation sociale. Il a éclipsé les partis politiques de gauche, le mouvement syndical et les organisations progressistes dans les milieux estudiantins. En Syrie, le voile était aussi une façon d’affirmer son identité, en opposition avec le régime, régime qui se comportait [vis-à-vis de la majorité sunnite de la population] comme une puissance étrangère occupante. Même les femmes des classes moyennes damascènes se sont ainsi mises au voile, alors qu’elles l’avaient largement abandonné dans les années 1940.

Cette vague du hidjab est également une réaction aux méthodes brutales du régime pour imposer la laïcité, par exemple quand Hafez El-Assad [le père de l’actuel président] avait, en 1981, envoyé des femmes parachutistes de l’armée syrienne pour qu’elles arrachent les voiles aux femmes dans la rue.

Aujourd’hui, le hidjab ne désigne plus seulement le voile qui couvre la tête. De plus en plus, ce mot désigne l’habit féminin dans son ensemble. C’est le résultat de la montée du salafisme. Le mélange d’action militaire et d’emprise sociale qui en résulte a été mis en application à Raqqa par Daech, et à Idlib par Jaish Al-Fatah [“Armée de la conquête”, une coalition de rebelles islamistes], qui a déclaré qu’il fallait combattre “les outrances frivoles” qui “minent la société”, au même titre qu’il fallait combattre les Russes.

Il fut un temps où le hidjab était largement analysé sous l’angle sociologique. On expliquait que les pauvres n’avaient pas les moyens d’acheter des vêtements plus sophistiqués et d’aller chez le coiffeur. Ou encore qu’il était un subterfuge permettant à des filles de milieux modestes de jouer avec les règles de la société patriarcale pour pouvoir sortir dans l’espace public. Ou même de militer politiquement, comme dans certains mouvements de féminisme musulman en Turquie. On disait aussi que c’était un moyen de se construire une identité en tant que jeune musulmane dans un environnement patriarcal, sociologiquement et politiquement pauvre, et qui ne permettait pas d’autres formes de construction de soi.

Des arguments caducs

On pouvait tout à fait comprendre ces explications tant que le hidjab était un phénomène social, une réaction défensive venant du bas. Or ces arguments deviennent caducs lorsque le port du hidjab est imposé d’en haut. Il n’est plus un moyen d’affirmer une identité malmenée mais au contraire l’instrument de l’effacement de la personnalité. Il s’accompagne alors de la quasi-exclusion des femmes de l’espace public.

Le hidjab représente désormais une agression qui n’a rien à envier à l’agression qui consiste à arracher un voile par la force comme on l’a fait à Damas en 1981. Il n’est plus un moyen de protestation sociale, mais un instrument d’asservissement politico-religieux.
En considérant le hidjab comme un phénomène politique, militaire et religieux, il ne faut donc pas l’analyser sous l’angle sociologique mais au contraire le combattre en se plaçant sur le terrain religieux et politique qui lui est particulier. Il faut le combattre dans le cadre d’une lutte politique et sociale pour la justice, l’égalité et la liberté de tous, et surtout celle des femmes.

Car le corps de la femme est considéré comme source de corruption. Il est le hors-cadre omniprésent de la pancarte des Ahrar Al-Cham. Cachez-moi ce corps que je ne saurais voir ! En le voilant, on indique que le corps de la femme est dangereux, qu’il faut le soumettre au pouvoir. Il n’appartient pas à la femme et ce n’est pas elle qui doit pouvoir en disposer, mais l’oumma [la communauté des musulmans].

On prétend qu’on attend des hommes qu’ils baissent le regard devant une femme. En réalité, on impose aux femmes de porter le hidjab afin qu’il n’y ait absolument rien qui s’offre au regard. On n’attend donc rien du tout des hommes. L’entière culpabilité de la corruption des mœurs repose sur les femmes.

Asservir les gens ordinaires

L’appropriation de la femme est précédée de sa “chosification”. Quand on considère que la femme doit être une “perle cachée”, on ne demande pas à la “perle” si elle a envie d’en être une, et encore moins si elle a envie d’être cachée. Cette appropriation du corps féminin repose avant tout sur le principe de la polygamie, qui est fondamentalement une négation de l’égalité des sexes. L’homme qui épouse plus d’une femme n’a pas plus de cœur qu’un autre, ni plus d’amour à offrir. Il a simplement davantage la passion de posséder.

Le développement de la littérature courtoise dans nos sociétés est allé de pair avec le recul de la polygamie au cours du XXe siècle. À l’inverse, la polygamie va de pair avec l’effacement de l’amour dans les milieux de l’islam guerrier. Tout comme le harcèlement sexuel va de pair avec l’autoritarisme : il permet à l’homme démuni d’affirmer son pouvoir sur plus faible que lui, à savoir la femme.

Finalement, le hidjab va de pair avec la guerre. Chaque fois que l’islam évolue dans un sens plus guerrier, on a tendance à effacer davantage la femme de l’espace public.

L’islam populaire ou traditionnel, lui, s’adapte aux exigences de la vie de tous les jours. Dans la campagne autour de Raqqa, par exemple, les cheveux pouvaient dépasser du fichu sur la tête. De même y autorisait-on la mixité entre les sexes [pendant le travail dans les champs, par exemple]. C’est l’islam politique qui fait de la séparation des sexes son cheval de bataille, et c’est l’islam de guerre qui en fait son obsession.

Le hidjab n’est pas seulement une question de rapport de force entre l’homme et la femme, mais surtout du rapport de force entre l’élite militaro-religieuse au pouvoir et les gens ordinaires. À l’intérieur de ces rapports, l’homme est bien sûr en position de force, mais il est lui aussi dominé s’il n’appartient pas à l’élite.
C’est pourquoi le combat des femmes ne doit pas porter sur le fait d’avoir “l’air moderne” ou de “ressembler aux gens évolués”. Ce combat doit au contraire s’inscrire dans le combat plus large pour la liberté, l’égalité et la justice pour tous.

Il est important de le rappeler pour sortir la lutte contre les islamistes de l’impasse dans laquelle elle se trouve. Une impasse construite par tous ceux qui professent la laïcité alors qu’ils ne sont en réalité que les chiens de garde de régimes fondés en fait sur du clientélisme confessionnel.

Il faut aussi que le travail critique sur l’islam ne soit pas lui-même marqué par des attitudes fondamentalistes qui rejettent en bloc la religion des musulmans. Autrement dit, il ne faut pas faire comme si rien n’est possible tant qu’on n’aura pas eu raison de l’islam tout entier. Il faut souligner au contraire qu’il n’y a pas de fatalité due à la religion, et qu’il est donc bien évidemment envisageable de changer la situation des femmes et les relations hommes-femmes dans nos sociétés.

L’appel des Lumières, de la modernité, de la laïcité et de l’émancipation ne va pas de soi dans nos sociétés. Et cela parce que ces thématiques sont associées à ceux qui détiennent le pouvoir ou à ceux qui, structurellement, préfèrent se mettre sous la tutelle d’un dictateur parce qu’ils ont peur du peuple.

Notre lutte pour la libération de nos sociétés de l’islamisme est conditionnée par notre capacité à nous engager simultanément dans la lutte pour la justice sociale et contre la tyrannie et l’oppression sous toutes ses formes. Il n’y a rien de plus évident. Car qui pourrait faire confiance à celui qui lutte au nom de la modernité contre l’islamisme et qui, en même temps, se réfugie dans les jupes de la dictature et passe sous silence les crimes de tyrans aussi monstrueux que Bachar El-Assad ?

Dessin de Côté, paru dans le Soleil, Québec. Publié le 06/12/2016 - 09:19

Les libres-penseurs de l’islam par Al-Jumhuriya, Istanbul 

Al-Jumhuriya (La République), site web d’études et de débats créé en mars 2012 à Istanbul par un groupe d’intellectuels syriens exilés, dont Yassin Haj Saleh, Nayla Mansour et Yassin Swehat. Il publie des articles, des enquêtes et études de fond sur les transformations politiques, sociales et culturelles en Syrie et dans le monde arabe. via Courrier international.

dessin de Côté, paru dans le Soleil, Québec.

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